Panagiotis  Noutsos

Le problème de la «direction intellectuelle» chez G. Lukács

 

I.
La deuxième période de la production littéraire (1919-1928) de György Lukács (1885-1971) est surtout marquée par la publication de Histoire et conscience de classe (volume paru en 1923 à Berlin comme une anthologie de textes présentés depuis 1919 jusqu’ en 1922). À la même unité thématique et à la même phase temporelle appartiennent également d’autres travaux plus courts –comme Tactique et éthique, publié pour la première fois en été 1919 et dont Lukács a retravaillé une partie, en 1922, afin de l’incorporer dans Histoire et conscience de classe– qui orientent la philosophie de l’histoire vers le problème politique des rapports entre la tactique communiste et son objectif stratégique.

Les sources intellectuelles de Lukács qui déterminent sa réflexion durant cette période, en créant un «amalgame contradictoire interne de théorie» (1923/1967:12), sont les suivantes:

a) Le (néo-)kantisme (notamment dans les analyses de Lukács concernant la qualité morale de l’activité pratique des hommes ayant conscience de la lutte des classes sociales, lorsque ces hommes construisent l’avenir dans un esprit de camaraderie [1923:211, 314]);

b) l’hégélianisme (surtout en ce qui concerne le thème de la dialectique, avec l’exigence de Lukács «de sauver tout ce qui est méthodologiquement fécond dans la pensée de Hegel comme une force spirituelle vive pour le présent» [1923:167] et avec l’acceptation de la conviction de Lénine que les bons marxistes devraient constituer une «espèce de matérialistes amis de la dialectique hégélienne» [1922:220]);

c) le marxisme (limité dans la connaissance approfondie des oeuvres de Marx et de Engels qui avaient été publiées jusqu’à cette période ; il s’ensuit que Lukács ignorait les thèses développées dans les Manuscrits parisiens et dans l’ Idéologie allemande);

d) la sociologie universitaire allemande (en particulier son maître Max Weber aux œuvres de qui Lukács renvoie souvent en ce qui concerne le problème de la bureaucratie et de la «rationalisation» du système capitaliste);

e) le léninisme (malgré sa «connaissance très limitée de la théorie de Lénine sur la révolution», Lukács croyait que le révolutionnaire russe «a conduit l’essence pratique du marxisme à un degré de pureté et de clarté jamais rencontré auparavant» [1923/1967:14 et 1923:164]);

f) les thèses de Rosa Luxemburg (Lukács attribuait alors à «la seule élève de Marx» le renouvellement créatif de la méthode dialectique [1923:163]);

g) l’anarcho-syndicalisme (Lukács avait connu les conceptions de Georges Sorel sur l’initiative «spontanée» des masses ouvrières et sur la mise à l’écart du parti à travers Erwin Szabo, le “chef intellectuel de l’opposition hongroise de gauche au sein de la social-démocratie» [1923/1967:12]) et

h) les conceptions de S. Kierkegaard (le père de l’existentialisme moderne conduisait Lukács au dépassement de Hegel, en soulignant le rôle de l’«action spirituelle intérieure» à la fusion de la «pensée figée de Hegel» [Jaspers 1971:125 et 1923/1967:11]).

Certes, les commentateurs de l’oeuvre de Lukács aboutissent à des conclusions différentes en ce qui concerne la transition de la première à la seconde phase (désormais marxiste) de sa production littéraire, puisqu’ils mettent l’accent seulement sur certains parmi les huit points-sources qui influencent sa pensée et passent sous silence l’importance des autres points. Ainsi, T.B. Bottomore signale le «portrait idéaliste du mouvement révolutionnaire» (1971:56) dans Histoire et conscience de classe et Löwy souligne la survivance du «romantisme révolutionnaire» (1976:7) de la jeunesse du philosophe hongrois. R. de la Vega porte un jugement favorable sur l’hégélianisme de Lukács (1977:111), tandis que M. Thom le rattache au «révisionnisme» (1964:11) des années ’20. S. Keil souligne que l’ «éclectisme philosophique» de Lukács peut s’expliquer comme «une réaction petite-bourgeoise et subjectiviste à la crise générale du capitalisme» (1977:323) après la première guerre mondiale, tandis que V. Zitta soutient que l’aliénation, la dialectique et la révolution constituent les axes de la réflexion «utopique» du «jeune» commissaire populaire chargé des questions éducatives (1964). En ce qui me concerne, plus juste me paraît la position de Lukács lui-même sur ce sujet, lorsque, dans sa vieillesse, il se remémore «l’univers de ses idées d’alors» et se demande: “Si nous acceptons que chez Faust peuvent se cacher deux âmes dans la même poitrine, pourquoi ne pourrait-on pas découvrir la fonction simultanée et contradictoire de forces spirituelles opposées chez un homme par ailleurs normal qui passe d’une classe sociale à l’autre au milieu d’une crise mondiale ?» (1923/1967:12).
 
II.
Quelques années avant le “Manifeste des intellectuels”, rédigé en janvier 1898 par des auteurs français en faveur de la révision du procès Dreyfus et de la sensibilisation de l’ «opinion publique» de leur pays en vue de la défense des droits de l’homme, a paru dans la revue de Sorel, Le Devenir social, une traduction d’un article de Kautsky ayant comme titre en français «Le socialisme et les carrières libérales». Dans cet article on avait opté pour la formule «travailleurs intellectuels» (formule déjà connue par des textes similaires de Vandervelde) et on avait ajouté ce bref éclaircissement au bas de la page: «Intelligenz: Ce mot comprend les avocats, les juges, il n’y en a pas en français». Il s’agit de la thématique délimitée, avec la contribution de Kautsky, par le magazine Die Neue Zeit comme «proletarische Intelligenz» ou comme «Proletariat der Intelligenz», ayant comme but l’organisation des «travailleurs intellectuels» et, par conséquent, le dépassement des conditions de leur travail salarié, qui est régi par l’opposition fondamentale entre le capital et le travail et, pour cette raison, les «intellectuels prolétaires» sont intégrés dans le mouvement socialiste. Cependant, à cause de leur place dans la division sociale du travail, ils ont, à leur tour, la possibilité de montrer à la classe ouvrière sa fin «ultime» dans les cadres de l’expression politique organisée de ce mouvement (Noutsos 1991:24-25).
 
ΙΙΙ.
Qui, dans les cadres de la conscience sociale, a-t-il l’obligation d’élucider le lien entre les événements isolés du présent et la totalité du devenir historique ? Lukács s’est occupé vivement de cette question, à une période durant laquelle il ne s’était pas encore totalement libéré des influences exercées sur lui par son maître Max Weber, qui met l’accent sur la puissance de la personnalité «charismatique» dans le changement des conditions d’une société. L’intellectuel jusqu’alors «apolitique» de Budapest, qui avait fait ses études en Allemagne, participait activement aux événements révolutionnaires de son pays, en reconnaissant désormais la contribution majeure de Lénine à la constitution et à la direction du parti des bolcheviques et, par conséquent, à la prédominance de la révolution russe. Il se peut que Lukács souligne, dans cette phase de son parcours littéraire, le rôle de l’élément subjectif dans l’élaboration des présuppositions du changement historique, sans toutefois détacher radicalement le sujet de l’objet, la personnalité consciente des possibilités historiques objectives. Dans son essai: «Qu’est-ce que le marxisme orthodoxe ?» (mars 1919) il déclarait emphatiquement que le «prolétariat constitue le sujet qui a pris conscience de la connaissance de la réalité sociale globale» (1923:194), tandis que dans son essai «Le problème de la direction intellectuelle et les travailleurs de l’esprit» (qui a été intégré quelques mois plus tard dans Tactique et éthique), en signalant l’impuissance des sociologues bourgeois d’interpréter la genèse et la fonction de la couche (non de la classe) sociale des intellectuels, il emploie un vocabulaire hégélien afin de montrer que la «conscience de soi de la société» n’appartient pas aux intellectuels, mais au prolétariat conscient qui entreprend la «libération de la société» (1919:48, 55, 59/60).

En étudiant le phénomène de l’ «objectivation» dans l’érosion et la désorientation de la conscience de classe du prolétariat, Lukács se réfère souvent aux conceptions de Weber concernant d’une part le processus de «rationalisation» de l’État capitaliste en Europe occidentale et d’autre part le rôle de la bureaucratie. De plus il emploie ces conceptions et les intègre aux thèses de Marx et de Engels sur la division du travail, sur la distinction entre le travail manuel et le travail intellectuel, sur l’aliénation du travailleur et sur sa conscience «fausse». Depuis le début du vingtième siècle on avait commencé, davantage en Allemagne et aux Etats-Unis, à aborder théoriquement la mission des intellectuels dans l’articulation bureaucratique de l’État «technologique». La multiplication du nombre des ingénieurs, des techniciens, des chercheurs et des enseignants, des employés dans le domaine privé et surtout des fonctionnaires, conduisait à la conclusion que la «technologie intellectuelle» revendique une place déterminante dans les choix faits par le pouvoir de l’État. Lukács, qui n’isolait pas arbitrairement dans ses analyses les forces productrices des rapports de production, considérait comme l’objectif principal du prolétariat la «tendance ininterrompue, toujours renouvelée, d’écraser efficacement la structure objectivée de l’existence» (1923:385). Ainsi, il mettait en rapport la «direction intellectuelle» (1919:54-60) avec la conscience de l’activité révolutionnaire du prolétariat et ne la limitait pas dans les cadres de la technocratie «rationalisée» ni ne l’identifiait à l’opposition éclairée, qui lutte contre la mentalité sclérosée de l’élite bureaucratique.

Le point de départ de ces positions de Lukács fut, comme d’ailleurs il le déclare lui-même (1919:59; 1923:167), la philosophie allemande classique qu’il considérait (en suivant en cela Engels) comme le précurseur spirituel du marxisme et de ses continuateurs authentiques. L’idéalisme allemand, en particulier Hegel, avait étudié la conscience sous le point de vue de sa capacité de donner une forme au monde extérieur. Lorsque le jeune Marx tentait de dépasser de manière créative les moments hégéliens de sa pensée, il a présenté, comme son objectif principal, la «modification de la conscience» sur la base de l’ «analyse de la conscience secrète, obscure à soi-même». Ainsi Marx précisera que «depuis longtemps le monde possède le rêve d’une chose qu’il ne possèdera consciemment que s’il en possède la conscience » (septembre 1843:346). Il s’agit d’un processus révolutionnaire, suivant l’interprétation de Lukács, avec un soubassement double: rompre radicalement avec l’utopisme et aborder les «phénomènes» à travers la connaissance de l’ «essence» de l’histoire. La «conscience fausse», née de la nature commerciale de la société capitaliste, ne signifie pas qu’elle est exclue du prolétariat lui-même dont la «modification de la conscience» peut être acquise «après de crises longues et difficiles» (1923:380). L’autonomisation des idées et l’absence de correspondance entre la conscience (qui les cultive) et son être social impose chaque fois que la révolution dépende de la «maturité idéologique du prolétariat», bien que dans le développement dudit prolétariat la «conscience fausse» joue un rôle différent de celui qui est le sien dans les autres classes sociales: «même dans ses erreurs incontestables, son intention est dirigée vers la vérité» (1923:247).
 
IV.
Pour pouvoir apprécier globalement les conceptions de Lukács sur la philosophie de l’histoire, il faut certainement adresser la parole d’abord à lui-même. En soulignant en 1967 les faiblesses principales de son œuvre Histoire et conscience de classe (nous les avons exposées dans les sections particulières de cette communication), il évite de déterminer les points féconds qui ont «créé quelque chose de correct, quelque chose qui renvoie à l’avenir» (1923/1967:41). Si nous suivons son conseil et si nous considérons la «crise de l’histoire» comme l’apport de la seconde phase de la production littéraire de Lukács, alors je crois que nous aboutirons aux constatations suivantes:

a) l’ “hégélianisme timide” du philosophe hongrois consiste dans son effort d’employer la «renaissance de Hegel» comme la condamnation de la tendance néo-kantienne des épigones de Marx et comme le point de départ pour le retour de la dialectique aux considérations historiques;

b) l’étude approfondie de la philosophie classique allemande signifiait le retour aux sources authentiques du marxisme;

c) l’analyse systématique de l’ «objectivation» a rendu de nouveau actuel le problème de l’ «aliénation», avant même la publication des Manuscrits parisiens ;

d) la référence fréquente au rôle de la «conscience fausse» a créé les conditions pour une bien structurée « Ideologiekritik » et a contribué, dans une certaine mesure, à l’apparition de la «sociologie de la connaissance»;

e) les avertissements de Lukács concernant l’accroissement de la bureaucratie donnent la mesure de sa perspicacité politique;

f) son insistance sur la méthodologie et non sur la doctrine du marxisme ne met pas «la raison au service du dogme», comme le soutient de manière erronée L. Kolakowski (1979:277), mais met, au contraire, la «dialectique révolutionnaire» au service de la destruction du dogmatisme;

g) son opposition radicale à l’économisme et à l’utopisme s’appuie sur l’unité de la théorie et de la praxis, sur l’unité de la stratégie et de la tactique.

 

Bibliographie

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